Article OPEX 360, avec le titre : Barkhane : Le ministère des Armées émet des réserves sur l’enquête de l’ONU relative à la frappe de Bounti
Le 3 janvier, une association culturelle peule affirma qu’une frappe aérienne effectuée le même jour avait visé un mariage organisé dans le village de Bounti, dans le centre du Mali. Et la force française Barkhane fut très vite accusée, notamment sur les réseaux sociaux, d’avoir commis une « bavure » avec, parfois, la diffusion de photographies n’ayant rien à voir avec les faits ainsi rapportés.
En outre, les premiers témoignages recueillis par la presse évoquèrent la présence d’un « hélicoptère volant à très basse altitude » au moment de la frappe. En outre, un communiqué de Médecins sans Frontières [MSF] ajouta de la confusion en affirmant que les équipes de l’organisation humanitaire avaient pris en charge « huit huit blessés graves suite à des bombardements sur les villages de Bounti et Kikara. »
Le 7 janvier, l’État-major des armées [EMA] publia à son tour un communiqué pour préciser le lieu et les circonstances de la frappe, effectuée par une patrouille de Mirage 2000, après une « manoeuvre de renseignement » ayant permis de « caractériser et d’identifier formellement » un groupe d’une quarantaine d’individus « comme appartenant à un GAT [groupe armé terroriste, ndlr] » et « d’exclure la présence de femmes ou d’enfants. » Et d’ajouter que les trois bombes larguées avaient « neutralisé une trentaine » de jihadistes de la katina Serma.
En outre, et même si leur diffusion aurait permis de clarifier les choses, l’EMA a exclu de produire les images de la frappe en question. « Il faut avoir en tête que montrer des images, c’est montrer à notre ennemi ce que nous voyons de lui. Il ne sait pas précisément ce que nous savons et voyons de lui. C’est tout le problème », expliquera Florence Parly, la ministre des Armées, lors d’une audition au Sénat, le 20 janvier. « Il y a […] la nécessité de protéger nos soldats en ne livrant pas à nos adversaires des éléments qui pourraient modifier leurs modes opératoires », ajoutera-t-elle, avant de déplorer le fait que cette limitation dans la communication opérationnelle « nous place nous-mêmes dans une situation » inconfortable.
De son côté, la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilité du Mali [MINUSMA] ouvrit une enquête sur la frappe de Bounti dès le 4 janvier. Mais ce n’est que 21 jours plus tard que l’une de ses équipes put se rendre sur les lieux pendant 48 heures.
En outre, précise la MINUSMA dans le rapport d’enquête qu’elle vient de rendre public [.pdf], ce 30 mars, elle a conduit des « entretiens présentiels individuels avec au moins 115 personnes et avec au moins 200 personnes lors des réunions groupées », « réalisé plus d’une centaine d’entretiens téléphoniques » et « analysé au moins 150 publications, notamment des communiqués et déclarations officiels, des articles de presse, des déclarations et positions d’autres acteurs et des sources ouvertes ainsi que des photographies et vidéos concernant la frappe de Bounti ».
« La protection des témoins et les potentiels risques d’interférence ont été considérés et ont emmené l’équipe à relocaliser certains d’entre eux pour leur sécurité et d’autres réticents à témoigner librement. Chaque témoignage a fait l’objet de vérification pour confirmer ou infirmer les informations recueillies. Ces informations ont été examinées, vérifiées et confrontées avec d’autres sources selon des règles rigoureuses. Par ailleurs, la collecte, l’analyse et la conservation des éléments recueillis au cours de l’enquête ont été faits dans le respect des règles strictes », assure la MINUSMA, qui affirme avoir mené ses investigations « conformément à la méthodologie du Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme. »
À l’issue de son enquête, la MINUSMA dit qu’elle est « en mesure de confirmer » la tenue d’un mariage ayant rassemblée sur le lieu de la frappe, une centaine de civils parmi lesquels se trouvaient cinq personnes armées, membres présumés de la Katiba Serma. En outre, poursuit-elle, « au moins 22 personnes, dont trois des membres présumés de la Katiba Serma présents sur le lieu du rassemblement, ont été tuées par la frappe de la Force Barkhane » et « au moins huit autres civils ont été blessés. »
« L’équipe n’a constaté sur le lieu de l’incident aucun élément matériel qui aurait pu attester la présence d’armes ou de motos tel qu’établi par le rapport des experts de la police scientifique des Nations unies. Le groupe touché par la frappe était très majoritairement composé de civils qui sont des personnes protégées contre les attaques au regard du droit international humanitaire », souligne encore la MINUSMA, pour qui cette frappe « soulève des préoccupations importantes quant au respect des principes de la conduite des hostilités, notamment le principe de précaution dont l’obligation de faire tout ce qui est pratiquement possible pour vérifier que les cibles sont bien des objectifs militaires. »
En conséquence, la MINUSMA demande aux autorités maliennes et françaises de « mener une enquête indépendante et transparente afin d’examiner les circonstances de la frappe et son impact sur la population civile de Bounti », d’enquêter sur « les possibles violations du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’homme » afin d’établir, le cas échéant, les « différentes responsabilités », d’examiner de « manière approfondie » les processus de mise en œuvre des précautions lors de la préparation d’une frappe ainsi que des critères utilisés pour déterminer la nature militaire de l’objectif » et d’envisager d’indemniser les familles des victimes.
Seulement, s’il salue le fait qu’une enquête des Nations unies ait pu avoir lieu sur la frappe de Bounti car c’est une « condition essentielle de la vitalité des valeurs et du respect des principes démocratiques auxquels la France est fermement attachée », le ministère des Armées campe sur sa version des faits tout en émettant de « nombreuses réserves » sur la méthodologie retenue par le rapport de la MINUSMA.
Ainsi, explique-t-il, cette dernière « oppose des témoignages locaux non vérifiables et des hypothèses non étayées à une méthode de renseignement robuste des armées françaises, encadrée par les exigences du droit international humanitaire. »
Soulignant que l’enquête confirme qu’aucune femme et qu’aucun enfant n’a été touché par la frappe, le ministère des Armées insiste que le fait que « les seules spurces conconcrètes sur lesquelles se fonde ce rapport relèvent de témoignages locaux » qui « ne sont jamais retranscrits » et dont l’identité des auteurs « n’est jamais précisée », tout comme « les conditions dans lesquelles » ils ont été recueillis.
Aussi, continue le ministère des Armées, il est « dès lors impossible de distinguer les sources crédibles des faux témoignages d’éventuels sympathisants terroristes ou d’individus sous influence [y compris la menace] des groupes jihadistes. »
Qui plus est, relève-t-il, « les premiers propos discordants et contradictoires recueillis sur la frappe montrent par ailleurs à quel point la fiabilité d’un témoignage individuel est relative. » D’autant plus que « certains témoins ont […] affirmé avoir vu un hélicoptère alors que ni les forces maliennes, ni Barkhane n’ont engagé d’hélicoptères dans cette zone ce jour-là » quand d’autres ont évoqué « un avion volant à basse altitude » alors que Mirage 2000 qui effectué la frappe « se trouvaient à plusieurs kilomètres d’altitude. »
« Le rapport suppose donc que des témoignages anonymes, énoncés par des individus dont ni les intérêts, ni les allégeances ne sont connus, présentent une crédibilité équivalente à celle d’une méthode de renseignement et d’engagement rigoureuse, encadrée par les exigences du droit international et vérifiée de bout en bout par l’opération Barkhane », déplore le ministère des Armées.
Quant au processus de décision pour déclencher une frappe, ce dernier assure que celui mis en oeuvre par les forces françaises est « robuste » et qu’il permet « d’assurer le strict respect des règles du droit des conflits armés ». Et de rappeler que la frappe a été effectuée « dans le cadre de l’opération Eclipse, en respectant un plan d’opération global, partagé et approuvé entre Barkhane, les forces armées maliennes, la force conjointe du G5 Sahel et la MINUSMA. »
« Dans ces conditions, le ministère des Armées estime que les allégations portées sur l’action de la force et sur son intégrité sont non fondées et maintient fermement sa version des faits », conclut-il.