Article Challenges, avec le titre : Avion de combat SCAF: le vrai-faux accord franco-germano-espagnol
Il y a une semaine, Paris, Berlin et Madrid annonçaient un accord sur le futur avion de combat SCAF, avec un premier démonstrateur qui volera en 2027. Mais tout est loin d'être réglé. En coulisses, les négociations font rage.
Qui dit vrai? Le 17 mai, les ministères de la Défense français, allemand et espagnol annonçaient solennellement un accord sur la suite du programme SCAF (Système de combat aérien du futur), le projet de successeur du Rafale et de l’Eurofighter. Le communiqué prévoyait le premier vol d’un démonstrateur en 2027, et non plus 2026, comme l’indiquait Challenges dès le 9 mars. Après des mois de négociations ardues entre Etats et industriels, une guerre des nerfs qui avait abouti à la menace d’un possible plan B, cet accord semblait enfin ouvrir la voie à l’entrée en service, en 2040, de ce système comprenant un avion de combat (NGF, pour New Generation Fighter), des drones d’accompagnement ("remote carriers", ou effecteurs déportés), le tout relié par un cloud de combat. Un programme estimé entre 50 et 100 milliards d’euros.
Problème: plusieurs sources industrielles contactées par Challenges démentent tout accord sur le SCAF, et s’étonnent d’une annonce jugée totalement prématurée. "Il n’y a aucun accord sur le budget, ni sur la propriété intellectuelle", assure un industriel. Une autre source, passablement énervée, évoque "une posture de communication" et un "communiqué mensonger" des trois Etats. Signe éloquent de ces tensions: ni Airbus, ni Dassault Aviation, ni Thales, ni Safran n’avaient publié de communiqué confirmant l’annonce des trois Etats le 17 mai. "À ce stade, il n'y a pas d'accord entre les États et les industriels. Les discussions se poursuivent" , assurait même le 17 mai dans le Figaro Éric Trappier, PDG de Dassault Aviation.
A bien y regarder, les termes mêmes du communiqué des trois ministères de la Défense étaient extrêmement prudents, voire abscons. Après l’obtention d’un "accord équilibré", "les arrangements étatiques correspondants sont désormais prêts à suivre les processus administratifs nationaux en vue d'une validation formelle", indiquait ainsi le texte. Le cabinet de Florence Parly était tout aussi prudent: "Il reste des points à finaliser, qui font que les industriels ne s’engageront pas à dire que tout est finalisé", assurait-il le 17 mai.
Ecart de 80 millions d'euros
Que se passe-t-il exactement? Côté financier, les négociations se poursuivent bel et bien en coulisses. "Nous n'avons pas terminé les négociations sur les prix", confirme le cabinet de Florence Parly. Certes, les grands équilibres sont à peu près connus: le budget de la phase 1B du programme SCAF (période 2021-2024) sera de l'ordre de 3,5 milliards d'euros environ, dont, selon nos informations (hors TVA et provisions liées aux divers risques), 990 millions d'euros pour la France, 970 millions pour l'Allemagne et 940 millions pour l'Espagne. Mais les Etats continuent de négocier pied à pied. Comme indiqué par la Tribune, les trois Etats, notamment la France, demandent encore un effort de l’ordre de 5% du prix de la facture aux industriels. Selon nos informations, certains industriels seraient prêts à un effort de 3%, qu’Airbus refuse pour l'instant. L’écart serait encore de 80 millions d’euros entre la proposition des industriels et le budget des Etats.
L’autre point chaud porte sur les IPR (Intellectual Property Rights), en clair la propriété intellectuelle. Les industriels français, notamment Dassault, refusent absolument que ses partenaires puissent accéder à son "background", c’est-à-dire le savoir-faire et les technologies développées sur les différents programmes (Mirage, Rafale, Neuron) ces 60 dernières années. Dassault accepte par contre que les technologies développées en commun, dites de "foreground", soient de propriété intellectuelle partagée, à l’exception de certaines technologies ultra-stratégiques directement héritées de son expertise passée, dites "specific foreground".
Le camp allemand est sur une tout autre ligne. En gros, Berlin exige un accès aux technologies de "background" nécessaires au développement des nouvelles technologies du SCAF, et une limitation au strict minimum du "specific foreground", qu’il considère comme une trahison du principe même de coopération. Cette position est analysée par plusieurs industriels français comme la volonté de récupérer des technologies stratégiques au profit de l’industrie allemande.
"Tiger Team"
Pour résoudre ce différend, la "Tiger Team", l’équipe de négociateurs français, allemands et espagnols, a proposé un compromis. Selon nos informations, les trois Etats (France, Allemagne, Espagne) disposeraient d’un veto sur le transfert des technologies de "background", et le "specific foreground" serait limité à 15% des technologies développées. Mais les industriels français renâclent. "Ils ne font pas confiance à la DGA pour protéger leurs technologies clés, décrypte un proche des négociations. Dassault ne veut pas lâcher sur ce point." L'avionneur français, rejoint par Safran et Thales, craint que certaines technologies soient transférées en Allemagne sous pression de l'Elysée et de l'hôtel de Brienne, qui veulent absolument des résultats concrets sur ce programme militaire emblématique.
A l'hôtel de Brienne, on assure que le sujet de la propriété intellectuelle est clos. "Un accord a été trouvé sur le sujet de la propriété intellectuelle, dans toute sa complexité, assure à Challenges le cabinet de Florence Parly. Le background des industriels, français comme allemands et espagnols, est protégé: il n'y aura pas de possibilité de récupérer des technologies de façon indue. Nous nous sommes aussi assurés qu'il n'y aurait pas de boîte noire [technologie inaccessible, ndlr] pour les Etats partenaires du programme. Ceci a été validé par les industriels au plus haut niveau." Certains industriels maintiennent pourtant que le sujet reste ouvert, craignant toujours de se voir imposer des transferts de technologie sur l'autel de l'entente franco-allemande.
Le sujet reste aussi sensible qu'explosif. En Allemagne, beaucoup craignent un programme SCAF sous contrôle total français, surnommant même le SCAF (FCAS en anglais) "French Combat Air System". En France, les industriels fulminent contre les offensives allemandes, comme celle sur les moteurs du futur appareil: alors que le français Safran avait été promu leader industriel de la partie moteurs, l'allemand MTU a obtenu que ce leadership soit exercé via une coentreprise Safran-MTU... basée à Munich. "Alors que MTU n'a jamais développé un moteur complet", enrage un industriel. Au cabinet de Florence Parly, on estime que ce schéma a été retenu car Safran est leader du développement du moteur, et MTU pilote des activités de maintenance.
Les Etats font le pari qu'un accord définitif sera trouvé d’ici à l’examen du compromis sur le SCAF au Bundestag, prévu le 23 juin. "On converge à 98%", assure un familier des négociations. Selon nos informations, le calendrier espéré verrait une signature avec les industriels le 8 juillet, et une notification officielle du contrat le 1er septembre. Un scénario qui, vu les différends persistants, semble encore assez hypothétique.